L’expérience du Réseau des Dialogues en humanité (Chapitre 4, livre "Os novos coletivos cidadãos")
Débora Nunes et Ivan Maltcheff
Traduction Simone Kunegel
Dans le deuxième chapitre nous avons évoqué les difficultés que peuvent rencontrer les nouveaux collectifs citoyens, dans le troisième nous avons envisagé des mesures pour les surmonter. Ce quatrième et dernier chapitre sera consacré à un nouveau collectif international, le réseau Dialogues en humanité. Il faut noter dès l’abord que dans le nom du réseau, «humanité» ne s’écrit pas avec une majuscule car il ne prétend pas représenter l’Humanité (pas même dans un dialogue…). Le principe de base est que chacun(e) participe aux dialogues proposés avec toute son humanité et qu’il/elle puisse ainsi avoir accès à l’humanité commune aux «dialoguistes».
Présent sur quatre continents, le réseau a débuté avec les Dialogues en humanité de Lyon en 2002. Dans ce chapitre, nous décrirons les rencontres du réseau en Inde (Bangalore), au Brésil (Salvador), au Maroc (Rabat), à Paris et à Berlin, ainsi que l’expérience fondatrice de Lyon. Des Dialogues ponctuels ou réguliers se tiennent également à Jérusalem, en Ethiopie (Addis Abeba), au Bénin (Porto Novo), en Tunisie (Tunis, Hammamet), au Maroc (Fès), au Brésil (Rio de Janeiro, Simões Filho, Itacaré) et en France (Roanne, Saint-Ouen, Villeurbanne).
Nous décrirons des mouvements que l’on peut définir comme porteurs de «pratiques du futur émergent», car ils reflètent une société en puissance dont la démarche pourra, selon nous, se généraliser à l’avenir. Le réseau des Dialogues en humanité constitue une expérience intéressante, même s’il ne prétend pas être exemplaire. Les auteurs de ce livre l’ont choisi pour une ébauche d’étude de cas uniquement parce qu’ils le connaissent de près pour en faire partie[1].
Si l’on utilise la métaphore du papillon mentionnée dans les chapitres précédents, l’articulation des rencontres du réseau des Dialogues en humanité dans le monde correspond à la phase de «connexion des cellules imaginales». Pour mémoire : la métamorphose du papillon (et du monde) ne peut s’effectuer que parce qu’il existe des cellules imaginales qui entrevoient l’être (le monde) à venir et relient en un réseau des processus de transformation à l’oeuvre dans le système, renforçant ainsi leur pouvoir transformateur. Ainsi, ces événements se renforcent mutuellement au sein du réseau en se stimulant et en formant un tout qui offre la perspective d’une vie meilleure sur Terre.
Mais en quoi ce collectif citoyen internationalest-il un «nouveau collectif», innovant par son effort de cohérence de fonctionnementau regard des transformations dans le monde auxquelles il aspire? En rendant compte d’événements et de témoignages de ceux qui animent des expériences du réseau, nous tenterons de mettre en évidence une articulation susceptible d’illustrer des processus «imaginaux». Ces derniers sont à la fois fragiles car encore minoritaires dans leur contexte, et forts puisqu’ils s’articulent dans un réseau basé sur la «politique de l’amitié», dont nous traiterons dans ce chapitre et dans la postface de Patrick Viveret.
La documentation du réseau définit les Dialogues en humanité comme un «forum mondial sur la question humaine» et montre qu’il est urgent de traiter des sentiments humains, de nos relations, de notre façond’être au monde dans la sphère publique. La démarche est inhabituelle, mais pour qui a un minimum de vécu, il est évident que la «question humaine» est la question-clé de la vie. Lui offrir un espace où elle est au coeur des débats, des actions et des réflexions, tel était le but de la rencontre fondatrice du réseau, les Dialogues en humanité de Lyon. Le défi consiste à traiter cette question de façon approfondie et novatrice, en tentant de l’appréhender par l’intelligence rationnelle, l’intelligence du corps et l’intelligence du cœur.
L’historique du réseau montre comment Geneviève Ancel, responsable du développement durable de la métropole lyonnaise, Gérard Collomb, maire de Lyon, et le philosophe et consultant Patrick Viveret, décidèrent, lors du Sommet mondial sur le développement durable de Johannesburg en 2002, que les défis de l’humanité devaient être affrontés d’une manière nouvelle. Il s’agissait de comprendre pourquoi les rencontres destinées à décider de mesures urgentes et soutenables pour enrayer la dégradation écologique et sociétale– de Rio 92 à Rio + 20 – ne produisaient pas les changements voulus.
Le débat sur la question humaine devait avoir lieu au cours d’une manifestation publique, où personne ne serait «spécialiste» et où chacun pourrait s’exprimer. Dans le processus de construction de la société civile mondiale, il fallait élargir et approfondir le dialogue sur la question humaine, qui relève à la fois de la politique et de la philosophie. Qu’est-ce qui en nous, êtres humains, entraîne les conséquences sociales, économiques et politiques que nous observons dansle monde ? Le fait que ce débat se ferait «en humanité», c’est-à-dire sous la forme d’un dialogue engageant la profondeur de l’humanité de chacun, permettait d’envisager une discussion moins idéologique, moins partisane, moins corporatiste. Rechercher l’unité dans la diversité signifie non pas ignorer les différences, mais les considérer comme partie intégrante de l’expérience et de la richesse humaines et s’en inspirer pour surmonter les crises que connaît l’humanité.
Le défi des Dialogues consiste donc à dépasser les limites d’un débat qui s’attacherait uniquement au rôle des classes sociales, des gouvernements et des espaces géographiques dans la configuration de la civilisation humaine. Se permettre de s’ouvrir aussi aux sentiments authentiquement humains tels que la peur et l’amour, la colère et la compassion, l’égoïsme et la générosité, pour comprendre comment ceux-ci construisent la façon d’être au monde de l’humanité. Intégrer la voix de femmes et d’hommes, de l’entrepreneur et du travailleur, de l’employée et de la citoyenne ordinaire, de politiciens de métier et de personnes engagées dans des mouvements sociaux, de gens de tous âges, de toutes croyances, de toutes couleurs, de toutes nationalités dans toute leur diversité et toute leur humanité. Ainsi, les règles de base du débat depuis le début, à Lyon comme dans toutes les manifestations du réseau, sont :
- la liberté d’expression et de proposition ;
- la bienveillance - écoute et respect envers soi-même, envers autrui et envers la Nature ;
- l’égalité de tous face à la question humaine.
Les fondateurs, Geneviève Ancel et Patrick Viveret en particulier, ainsi que les dirigeants de la société civile qui rejoignirent rapidement le mouvement de Lyon diffusèrent ensuite cette proposition de modèle de débat citoyen dans différents pays. Henryane de Chaponay[2] et Danielle Mitterrand, grâce à leur parcours de vie et leurs contacts à travers le monde, contribuèrent également à la construction du réseau. Des personnalités françaises de renommée mondiale, telles que Stéphane Hessel et Edgar Morin, habitués des Dialogues de Lyon, permirent d’étoffer un débat fructueux sur la question humaine qui se poursuit chaque année dans un nombre croissant de pays.
Le logo de l’événement de Lyon, un grand arbre qui accueille dans son ombre un groupe assis en cercle et débattant d’un sujet d’intérêt commun, est aussi devenu celui du Réseau international des Dialogues. Il symbolise parfaitement le messageà transmettre : la communion entre les êtres humains et entre les êtres humains et la nature, la sagesse des communautés ancestrales d’Afrique qui, sous l’arbre à palabre, dialoguent entre personnes égales dans la diversité humaine et administrent ainsi la vie communautaire en trouvant leur inspiration sous les frondaisons d’un arbre centenaire.
Au cours des années 2000, et plus particulièrement à partir de 2010, le réseau s’est constitué à partir de la cellule-mère de Lyon, formant une association de mouvements qui mettent en évidence, comme nous l’avons dit plus haut, des «pratiques du futur émergent». Toutes les rencontres s’appuient sur les mêmes postulats philosophiques et visent les mêmes objectifs, mais leur mise en œuvre varie pour s’adapter à la réalité du pays et au public concerné. Les exemples qui suivent montrent la concordance et la diversité des thèmes abordés chaque année dans les différentes manifestations : la transition vers un monde plus durable, notamment les pratiques nouvelles comme celles qui permettent d’assurer la sécurité et la souveraineté alimentaires dans un contexte de changement climatique ; le dialogue interreligieux comme alternative à la guerre, à la violence et à la peur ; les nouvelles pratiques économiques solidaires, telles le commerce équitable, les monnaies sociales, la consommation responsable, etc. ; l’art comme source de transformation personnelle et sociale ; les médecines douces et de nombreuses autres façons concrètes de vivre de manière plus coopérative, plus durable et plus pacifique, avec soi-même, avec autrui et avec la Nature.
L’ensemble de ces manifestations donne à voir la diversité de l’action civique globale pour créer un monde meilleur. Nous décrirons ci-dessous quelques-unes des plus remarquables.
L’expérience fondatrice de Lyon
Les premiers Dialogues en humanité de Lyon en 2003 se déroulèrent dans le cadre d’événements scientifiques, économiques et éducatifs et consistèrent uniquement à apporter l’éclairage des sentiments humains au débat. Mais les Dialogues en humanité furent bientôt une manifestation à part entière, jusqu’à devenir la grande rencontre populaire qui a lieu le premier weekend de juillet de 11h jusqu’à la nuit sous les arbres centenaires du magnifique parc de la Tête d’Or. Le programme très varié comprend le déjeuner convivial dans le parc, les ateliers du sensible et du discernement, les agoras, les témoignages de vies croisées, le temps de coopération-action et les activités culturelles.
En quoi consistent les agoras et les ateliers du sensible ? On considère qu’il est bon, avant de débattre des défis de l’humanité dans les agoras, de préparer le corps, l’esprit et l’émotionnel afin de faciliter la compréhension mutuelle. Pour cela, il est important d’être «désarmé». Rien de tel donc que la relaxation que procurent les ateliers du sensible proposés au public : co-construction d’une vision de la ville du futur (cf. Our Life 21), création collective de mandalas à partir d’éléments naturels du parc, ateliers de qi gong, de yoga et de réflexologie pour construire sa santé, art de la fabrication du papier, découverte du masculin et du féminin en nous, contes, promenade guidée dans le parc, massages entre enfants et parents, improvisation musicale indienne, basket-fauteuil et 130 autres ateliers pour les goûts les plus divers. Ces activités consistent généralement en expériences plutôt qu’en discussions, bien que ces dernières ne soient pas exclues. Durant près de deux heures, on s’adonne au plaisir d’apprendre quelque chose de nouveau, de découvrir d’autres façons d’être, de faire et de faire ensemble, souvent pieds nus dans l’herbe du parc. Ce n’est qu’après cette «relaxation» que l’on en vient aux débats, qui de ce fait se font sur un mode plus tolérant et dans une atmosphère bienveillante.
Depuis les premiers Dialogues de Lyon, de nombreux thèmes ont été abordés dans les agoras, certains conjoncturels, d’autres plus fondamentaux. Beaucoup ont été repris plusieurs fois sous des formes diverses. Quelques exemples de thèmes traités en 2013 donnent une idée de leur variété : Comment créer des habitudes de consommation responsable ? Quelle est la contribution des femmes dans le monde de l’entreprise ? Qu’y a-t-il de commun entre les monnaies sociales et les paradis fiscaux ? Comment sortir de la «servitude volontaire» face au monde tel qu’il est ? Qu’impliquerait une politique citoyenne fondée sur l’amitié ?
Les principes déjà évoqués de liberté de parole et de proposition, d’écoute bienveillante, de respect (envers soi, autrui et la Nature) et d’égalité de tous face à la question humaine qui sous-tendent la dynamique des agoras facilitent le débat sur des sujets sensibles entre participants de bords opposés. Il arrive souvent que des chefs d’entreprise et leurs équipes ainsi que des politiques participent aux Dialogues de Lyon, la tradition de bon accueil y étant solidement établie. Ce processus se développe dans les autres rencontres du réseau.
Un ashram sans gourou:
Fireflies Ashram à Bangalore
Les ashrams en Inde sont, en principe, des communautés intentionnelles dirigées par des gourous, dont les membres sont en quête d’une évolution spirituelle. L’objectif de l’ashram Fireflies[3] est similaire, bien que Siddhartha, le coordinateur de la Pipal Tree Foundation, qui gère le Centre interculturel Fireflies, soit un sage qui récuse le rôle de gourou. A Fireflies, les membres recherchent le progrès intellectuel et spirituel par l’engagement collectif dans des projets socio-écologiques et artistiques. Le lieu, d’inspiration écologique, se trouve à une trentaine de kilomètre de Bangalore et comprend des hébergements pour les visiteurs, des temples, des salles de méditation, d’exposition et de conférence.
La Pipal Tree Foundation a étécréée en 1984 par un groupe de penseurs et de professionnels engagés dans des formes alternatives de développement qui propose une vision nouvelle du développement durable établissant une symbiose entre les aspects personnel, social et écologique. Avec ses «comités de paix», l’organisation a joué un rôle important dans le rétablissement de l’harmonie communautaire lors des graves conflits interreligieux qui ébranlèrent la région de Bangalore au début des années 1990. Parmi les activités les plus remarquables de la Pipal Tree Foundation figurent : un programme de formation d’étudiants de différents pays qui séjournent à Fireflies pour compléter leur cursus universitaire, un centre médical qui oeuvre avec les communautés environnantes dans le domaine de l’homéopathie, les activités du Forum climatique d’Asie du Sud, un programme de communication pour inciter les journalistes à accorder davantage d’importance aux questions sociales et environnementales. La fondation est également présente à Mysore, où elle soutient les petits agriculteurs en les encourageant à réintroduire la culture du mil[4]. Elle a aussi créé une école pour les enfants des peuples de la forêt, qui s’adaptent difficilement dans les écoles locales et préservent ainsi leur identité culturelle, tout en s’insérant plus aisément dans la société indienne.
Les February Dialogues, sous la houlette de Siddhartha et de son équipe, sont la version indienne des Dialogues en humanité. Les thèmes des débats sont en lien avec les objectifs de la fondation : spiritualité de la Terre, dialogue interreligieux, souveraineté alimentaire face au changement climatique, etc. Des interplays ont lieu dans le cadre desdébats. Ces activités permettent de vivre la relation à l’autre, en particulier la relation corporelle, par la danse, le mime, le théâtre, et intègrent ainsi l’intelligence artistique et physique à la réflexion sur les thèmes débattus. Le festival de musique, point culminant des February Dialogues, présente des musiques sacrées de différentes religions sous un grand ficus religiosa, ou pipal, qui donne son nom à la fondation. C’est sous un pipal que le Bouddha, Siddhartha Gautama, atteignit l’illumination, raison pour laquelle cet arbre est vénéré par tous les bouddhistes. Le ficus religiosa du Centre interculturel Fireflies abrite sous son ombre d’immenses gradins qui peuvent accueillir jusqu’à trois mille personnes durant le festival.
Rabat, Maroc:
Une université citoyenne en quête de développement humain
A l’Institut des hautes études de management (HEM) de Rabat se déroulent des conférences et des débats qui rassemblent des centaines de personnes dans un pays sans grande tradition de débat public. Chaque année, Ali Serhrouchni anime des discussions sur des défis tels que : Comment entreprendre de façon plus humaine ? Comment construire un monde durable et juste dans le contexte du changement climatique ? Forte de ses 25 ans d’existence, l’institution vise à enrichir des débats sociétaux importants pour le Maroc, et attire ainsi des personnalités internationales de renom qui mobilisent une élite intellectuelle locale avide de démocratie.
L’expérience marocaine est originale dans le réseau des Dialogues à plusieurs égards. D’abord du fait de la situation politique du pays, une monarchie qui a connu récemment des réformes démocratiques marquant la transition entre les quarante années du règne autoritaire du roi Hassan II et celui, modéré, de son fils Mohamed VI. Ensuite parce que ces Dialogues sont les seuls à se tenir dans une université privée avec la fine fleur des étudiants en économie de la capitale et d’autres grandes villes du Maroc où HEM est implantée. L’institution jouit d’une très bonne réputation pour son programme de formation à la culture d’entreprise et pour son ouverture sur la société, rare dans le pays, dans le cadre de son «université citoyenne» qui propose des cours gratuits, des bourses aux élèves méritants des établissements publics et les conférences-débats des Dialogues en humanité.
La trajectoire du coordinateur du projet, Ali Serhrouchni, en dit long sur ce qui peut être réalisé dans ce contexte. Ali a contribué sa vie durant à la construction de la démocratie au Maroc en militant dans d’importantes organisations qui furent à l’origine de la transition à l’œuvre dans le pays aujourd’hui. Athlète en fauteuil roulant, il fait preuve d’une sensibilité particulière à la «question humaine», ce qui l’a amené à se joindre au mouvement des Dialogues en humanité, avec le soutien des propriétaires de l’institution à laquelle il appartient.
Le fait que l’expérience marocaine ait lieu dans un établissement d’enseignement la distingue de ce que l’on nomme habituellement «collectif citoyen», à savoir un groupe issu de la société civile avec une direction partagée. La diversité est l’une des richesses du réseau et la clarté avec laquelle Ali Serhrouchni décrit la gouvernance au sein de HEM montre bien les affinités :
[…] nous traitons de la gouvernance humaine, de la gouvernance sociale et de la gouvernance politique. Sur le plan humain et social il est nécessaire d’apporter les éléments nécessaires pour permettre à des gens de tous niveaux professionnels - du portier et du jardinier aux professeurs et aux directeurs – de travailler dans une ambiance saine, empreinte de solidarité et de chaleur humaine. Sur le plan politique, nous pratiquons une approche participative. La bonne gouvernance requiert la participation de tous afin que chacun devienne un être meilleur dans le processus collectif, par une bonne capacité d’écoute et une capacité de réaction.
L’académie sous les arbres
à Berlin, Allemagne
Christel Hartmann-Fritsch est la co-directice de la fondation Genshagen[5], où se tient la version allemande des Dialogues en humanité. Cette institution traditionnelle, située dans un château des environs de Berlin et cofinancée le Ministère de la culture allemand, a pour vocation d’orienter les politiques publiques en matière d’art et de culture, en particulier dans le cadre européen, et plus spécialement avecla France et la Pologne. Le château Genshagen accueille des conférences et des manifestations artistiques de toutes sortes et fonctionne aussi comme résidence d’artistes et centre de formation d’étudiants pendant l’Université d’été.
Un dimanche tous les deux ans, Genshagen convie des artistes, des scientifiques, des politiques et des représentants de la société civile à un déjeuner-pique-nique autour d’une grande table dressée à l’ombre des arbres du parc. Les participants partagent un repas et des idées et assistent ou participent à diverses manifestations artistiques. Ces Dialogues rassemblent des personnes de toutes professions de tous les pays d’Europe, mais surtout d’Allemagne, de France et de Pologne. Des modérateurs mènent les débats avec l’aide d’interprètes pour faciliter la communication. On y présente des projets ayant trait à l’éducation artistique et à la médiation culturelle et on y débat du rôle de l’art et de la culture dans la lutte contre la pauvreté. Des réseaux de relations informels se créent, qui enrichissent la contribution de chacun des participants.
La pétulante Christel, qui fit la connaissance de Geneviève Ancel dans le cadre du programme culturel Banlieues d’Europe, est une militante sociale de longue date comme le montre une de ses nombreuses activités, la création de la Fête de la soupe de la Wrangelstrasse, une rue du quartier populaire de Kreuzberg à Berlin. Lors de cette manifestation annuelle, qui s’inspire d’autres événements similaires en Europe, chaque participant offre aux autres une soupe traditionnelle de son pays sur une immense table longue de 400 mètres. La diversité culturelle, le partage et l’ambiance festive contribuent à la valorisation du quartier et au bien-être général.
Dans son interview, Christel Hartmann-Fritsch, constate que «les solutions pour la construction d’un autre mode de vie ne viendront pas de la politique» et que les nouveaux collectifs citoyens sont dans «l’air du temps», c’est-à-dire qu’ils sont présents partout et visibles au quotidien à Berlin. Elle participe à la construction de nombre d’entre eux et les fréquente dans le cadre du marché coopératif et interculturel piloté par des jeunes proches des mouvements du slow food et du commerce équitable, ou en passant devant les jardins partagés, les Prinzessinengarten, des terrains vagues mis en valeur par des gens du voisinage dont elle admire les récoltes. C’est cette créativité, cette coopération et cet esprit multiculturel que Christel apporte à la Fondation Genshagen lors de l’Académie sous les arbres, avec l’appui enthousiaste de son équipe.
Pour symboliser l’engagement de la Fondation Genshagen dans la construction d’un avenir meilleur, des mots comme «Imagine», en référence à l’hymne pacifiste, coopératif et interculturel de John Lennon, sont représentés par un motif dans le gazon devant le château.
Eloge de la différence:
les Dialogues de Paris
Le lieu choisi pour le Défistival, le festival de l’éloge de la différence, est l’un des plus prestigieux au monde : près de la Tour Eiffel.
L’initiative est née en l’an 2000, aux Jeux olympiques de Sydney, de Ryadh Sallem, champion d’Europe paralympique de basket, et Pascal Eouzan, ancien champion du monde de gymnastique acrobatique. Cette rencontre entre le monde des athlètes valides et celui des handicapé(e)s a été à l’origine d’une grande amitié et d’une manifestation annuelle d’abord intitulée Défiparade.
Le but était de mettre en contact des personnes aux besoins particuliers et le grand public pour combattre les préjugés et montrer les richesses que recèlent des parcours différents. Organisé par CQFD, Ceux qui font la différence, en partenariat avec CAPSAAA, Cap sport, art aventure et amitié, il se déroule habituellement en octobre. CAPSAAA, qui accompagne les personnes vivant avec un handicap physique, a plusieurs antennes en France et a effectué des missions humanitaires à Wallis et Futuna pour fournir du matériel sportif et développer le basket-fauteuil.
Les associations participant à l’organisation du Défistival sont coordonnées par Ryadh Sallem, courageux et dynamique, qui a fait de son lourd handicap le moteur de son développement personnel. «Un jour, j’ai décidé d’être heureux», explique Ryadh, pour qui l’originalité de CAPSAAA réside dans le fait que les citoyens proposent des dialogues et des actions pour l’apprentissage concret de la citoyenneté. L’atelier de basket-fauteuil pour personnes valides que le collectif anime chaque année aux Dialogues en humanité de Lyon illustre bien cette démarche. Le principe est de permettre aux enfants et aux adultes qui y participent de se mettre pendant un moment à la place des personnes en situation de handicap et d’apprendre comme elles à surmonter les difficultés tout en se distrayant au cours d’un match d’un style différent.
Le Défistival s’articule autour de quatre temps forts :
Les Uni-vers, un espace de stands et de petite restauration où les associations artistiques, sportives et autres, ainsi que les entreprises partenaires informent le public et l’invitent à participer à des activités variées.
Le Débat décollant, le matin, est un temps de dialogue sur les thèmes de l’année ; ce regard croisé alimente un laboratoire d’idées sur les questions sociales et environnementales.
La scène des Free’sons, l’après-midi, voit se succéder des artistes de différents horizons pour créer un véritable mélange des genres.
Pendant la PARADiversité, en fin d’après-midi, le Défistival se transforme en un grand spectacle de rue, une parade festive et colorée dans les rues de Paris.
La manifestation se termine par un grand spectacle nocturne.
La grande diversité des participants et des styles au Défistival justifie le slogan de l’événement : «Venez avec vos différences, partez avec vos ressemblances. » On y rencontre des riches et des pauvres, des croyants et des athées, des artistes et des politiques, des chefs d’entreprise et des employés, des jeunes, des enfants et des personnes âgées. «Nous avons tous des préjugés les uns envers les autres, » commente Ryadh «mais je constate que la fête est un des meilleurs diluants des peurs et des préjugés. Le Défistival innove en faisant de la fête un outil pédagogique. »
Interrogé sur les innovations en matière d’organisation du Défistival, Ryadh cite les réseaux sociaux :
Tout se fait par internet et en un instant on mobilise beaucoup de gens qui veulent comme nous changer le monde. Le problème est que nous touchons surtout un public déjà convaincu des causes que nous défendons. Il faudrait aussi des formes de communication plus classiques, des flyers, pour atteindre un public plus vaste, mais cela revient plus cher et c’est plus difficile. Notre défi est de convaincre le grand public de s’engager et de ne pas rester dans l’entre soi… mais les réseaux sociaux sont un outil fabuleux.
Le Brechó eco-solidário:
Salvador de Bahia, Brésil
Vivre pendant deux jours le «futur émergent», un monde plus juste, plus solidaire et plus démocratique, tel est le concept du vide-grenier éco-solidaire qui a lieu durant un weekend d’octobre au Parque da Cidade de Salvador. Il consiste en une grande foire de troc d’articles d’occasion au moyen d’une monnaie sociale, le «grain» : un marché solidaire, des cours de yoga, de reiki et de tai chi, des ateliers d’auto-massage, des spectacles de musique et de danse, une exposition d’art de récupération et diverses activités d’éducation à l’environnement. Au cours des Dialogues, avec le concours d’invités brésiliens et étrangers, le public débat des défis économiques, sociaux, environnementaux et spirituels de l’humanité en présentant les expériences innovantes réalisées par la société pour les affronter. A titre d’exemple, les Dialogues du Brechó 2013 portaient sur le «Défi de l’entreprenariat solidaire» et «L’art en tant que source de transformation personnelle et sociale».
Le Brechó, qui a lieu chaque année depuis 2006, joue un rôle important dans la sensibilisation des habitants de Salvador aux effets de la consommation sur les changements climatiques actuels. En y participant, les habitants sont amenés à envisager d’autres formes de consommation, plus saines, plus sobres et qui privilégient les produits de l’économie solidaire. Les préparatifs commencent longtemps à l’avance : l’organisation de l’événement débute en mars et le troc d’objets deux mois avant l’événement dans des institutions partenaires disséminées à travers la ville. En 2013, la collecte de fonds pour la réalisation du Brechó s’est faite par le site de crowdfunding Catarse. La contribution de centaines de personnes au financement de la manifestation a constitué une avancée considérable pour son autonomie.
Une caractéristique remarquable du Brechó est la mobilisation des jeunes générations du fait que des universités bahianaises, dont Unifacs, UFBA, Universo, Uneb, UFRB, Fama, en aient été les pionnières. Chaque année de nouveaux partenariats se mettent en place avec diverses institutions du secteur public, des ONG, des mouvements citoyens, ainsi que le secteur privé. Ces partenaires forment une commission autogérée d’une quinzaine de personnes qui organise l’événement coordonné par la Associação Rede de Profissionais Solidários pel Cidadania (Réseau des Professionnels Solidaires pour la Citoyenneté). La Commission se compose de sous-commissions que les volontaires rejoignent pour prendre la responsabilité des différents stands : environnement, culture, enfance, pratiques holistiques, etc. Le principe de l’autogestion tient à cœur aux partenaires et l’exercice du partage des responsabilités et du service, qui va en s’intensifiant au fil des années, est considéré comme un apprentissage pour chacun(e).
Quelque trois cents bénévoles se mobilisent pour la manifestation : professeurs et étudiants des universités partenaires, entrepreneurs de l’Economie Solidaire, artistes et thérapeutes holistiques essentiellement. Les bénévoles, étudiants et autres, doivent suivre une formation de 60 heures au cours de laquelle ils abordent les fondements conceptuels du Brechó : consommation consciente, économie solidaire, monnaies sociales, etc. La formation comporte aussi des travaux pratiques pour développer «l’esprit Brechó», à savoir la solidarité, l’autonomie et l’autogestion, que les bénévoles assimilent progressivement. Nombre d’entre eux continuent de participer par la suite en devenant moniteurs l’année suivante, puis coordinateurs, dans un processus continu de formation et de responsabilisation qui assure la pérennité de l’événement.
Le Brechó Eco-Solidário, initié en 2010, fut la première manifestation brésilienne du réseau Dialogues en Humanité, mais de nouveaux Dialogues s’intègrent progressivement au réseau. Des Dialogues ont lieu à Foz do Iguaçú dans le cadre de la session annuelle d’évaluation du programme Cultiver l’eau bonne d’Itaipu animé par Nelton Friedrich, pour la protection des sources, le soutien à la culture guarani, la reforestation, le développement de l’agriculture biologique familiale, la phytothérapie, le soutien aux ramasseurs de déchets et au recyclage, etc. A Simões Filho, la fondation Terra Mirim, une communauté intentionnelle chamanique fondée il y a plus de vingt ans et animée par Alba Maria et l’équipe de la fondation, l’événement annuel EcoArt comporte des Dialogues donnant à voir les réalisations de Terra Mirim : incubateur de projets agricoles familiaux solidaires, hébergement solidaire, rituels chamaniques de guérison, restaurant végétarien, production de plants d’arbres de la Mata Atlântica, notamment. A la Fazenda Pedra do Sabiá à Itacaré, une réserve forestière privée d’une grande beauté, l’ONG Rosa dos Ventos a crééune école et un jardin de plantes médicinales. Les Dialogues qui se tiennent dans l’ambiance propicede la maison d’hôtes et du centre thérapeutique rassemblent les membres des éco-villages environnants.
Les principes du réseau des Dialogues en humanité
Un certain nombre de principes, tels le Principe de l’autogestion, le Principe de l’abondance et le Principe de la diversité qui figurent dans la Charte des Dialogues en humanité, orientent le fonctionnement du réseau et seront détaillés ci-dessous. La charte, rédigée par un petit groupe de personnes en 2012, a pour but de faire la synthèse de la gouvernance du réseau pour informerles personnes intéressées. Elle n’a pas été rédigée à partir de discussions sur «le fonctionnement idéal du réseau», mais pour «donner une idée de ce qui s’y passe». Afin de clarifier la manière dont cette charte a été élaborée, nous devons nous référer à la pensée d’Euclides Mance :
De même qu’un écosystème forme un réseau de milliers de réalimentations entre les éléments qui le constituent sans qu’il y ait eu une assemblée générale des êtres vivants pour le constituer, sans qu’une instance centrale ait été créée pour organiser les flux et les cycles de ce réseau, les sociétés humaines sont des réseaux complexes, à cette différence près que nous pouvons intervenir stratégiquement sur ces flux matériels et symboliques en réorganisant notre façon de vivre, dans la mesure où nous prenons conscience de ces flux et de ces connexions et où nous exerçons notre pouvoir dans cette transformation.
Principe de l’autogestion
Selon le principe d’autogestion, ceux qui participent au réseau s’engagent à n’établir aucune hiérarchie, à construire un processus de responsabilisation individuelle et de pouvoir partagé. Le document de base parle de «cultiver la confiance et l’amitié» de façon à ce que l’exercice du processus de décision et la mise en œuvre des actions soit agréable, comme dans une relation amicale, sans exclure une certaine exigence mutuelle, également caractéristique de l’amitié. Ce processus, intitulé «politique de l’amitié», pourrait remplacer les organisations hiérarchiques sur lesquelles repose encore la démocratie telle que nous la connaissons aujourd’hui.
Certes la démocratie a, dans de nombreuses parties du monde, remplacé la lutte par la force brute en instituant une relation relativement pacifique de lutte par le vote populaire. Il n’en reste pas moins qu’elle continue de s’exercer dans une logique de compétition et d’inimitié envers «l’autre», le rival à vaincre, même si ce n’est pas physiquement. Peut-on envisager une autre voie ? Qui plus est, la démocratie, qui serait légitimée par le système de l’élection, a été dénaturée par les intérêts privés, qui l’emportent sur l’intérêt public. N’existe-t-il aucune alternative ?
La société civile mondiale par son travail de pionnier peut inspirer un renouveau des pratiques démocratiques en remplaçant progressivement le paradigme de la compétition des partis par la coopération des citoyens autour de problèmes communs et en dé-professionnalisant la politique pour favoriser la responsabilité et l’accomplissement des représentants des citoyens dans le service plutôt que dans la conquête égotique du pouvoir.
Aux antipodes du «copinage», du népotisme, du favoritisme et de la flagornerie, la politique de l’amitié qui inspire le réseau des Dialogues en humanité met en avant les valeurs les plus élevées de cette relation que connaissent tous les êtres humains, avec ce qu’elle a de plus précieux : la tolérance et l’exigence. Les vrais amis s’acceptent mais chacun cherche aussi à développer le meilleur chez l’autre en pointant ses erreurs et en lui indiquant le moyen de s’améliorer sans craindre de lui «déplaire». La recherche de cohérence dans un processus collectif peut s’inspirer du modèle de l’amitié. On évite ainsi de trahir les valeurs et les idéaux communs et, partant, de perdre la confiance et l’amitié dans le processus collectif.
Principe de l’abondance
Le principe de l’abondance consiste à «donner libre cours à la richesse qu’apporte chaque partenaire». Le fait de créer des rencontres ouvertes aux propositions de toute personne souhaitant contribuer à leur construction favorise l’abondance. Comme chacun(e) peut se sentir partie prenante, il/elle offre ses richesses, qu’il s’agisse de contacts, de compétences professionnelles ou de talents de tous ordres. Parlant de son parcours professionnel, Geneviève Ancel dit de la première équipe avec laquelle elle a travaillé et de celle qui l’a accompagnée quand elle était chef de cabinet de la ministre de l’Environnement Huguette Bouchardeau: «J’ai appris avec elles que ce qui importe, ce n’est ni l’argent disponible, ni les moyens techniques, mais la richesse humaine d’une équipe qui travaille de façon transversale, collective, dans le partage, sans toutefois se départir d’une organisation rigoureuse». Sur le plan matériel, le réseau Dialogues en humanité ne bénéficie d’aucun financement, se greffant sur des manifestations locales qui, quand elles en ont les moyens, prévoientdes contributions aux frais. Les liens internationaux se consolident par la voie virtuelle, gratuite, et lors de la manifestation annuelle à Lyon. Les rencontres locales sont financées par des subventions publiques, des collectes participatives sur internet, mais surtout par la contribution des organisateurs - institutions ou individus - qui prêtent et/ou donnent les sommes nécessaires à la réalisation de ces défis collectifs et individuels.
L’idée d’abondance implique également que l’on renonce à la «perfection», tant des manifestations que du processus. Dans les organismes hiérarchisés et dans ceux à but lucratif, la description détaillée des enjeux restreint considérablement le potentiel des relations humaines et du processus qui se construit conjointement. Une définition des objectifs unilatérale et non coproduite tend à faire des personnes qui les mettent en œuvre des objets et non des sujets de ce qui se construit. Seuls les processus unilatéraux peuvent être «parfaits», dans la mesure où une seule personne ou un groupe restreint conçoit le mode opératoire. Quand la contribution de chacun est vue comme une richesse, il va de soi que les processus sont plus souples et plus dynamiques, au sein d’une organisation d’une autre nature qui peut paraître quelque peu chaotique à un œil critique. Ceci nous amène à réfléchir sur la richesse inhérente à la diversité, dont nous traiterons maintenant.
Principe de la diversité
Le «principe de la diversité» consiste à favoriser la participation de tous, c’est-à-dire l’interdépendance de chacun. Pour mettre en pratique ce principe, les événements des Dialogues en humanité recherchent toujours une grande diversité des personnes en mobilisant des publics très variés : de tous âges et couleur de peau ; riches, pauvres et personnes aidées ; hommes et femmes ; hétérosexuels, homosexuels ou autres orientations sexuelles ; citadins et habitants des campagnes ; personnes handicapées ou ayant des besoins particuliers ; personnes de toutes croyances. Parce que la diversité nous enrichit et nous permet de nous épanouir davantage.
En ce qui concerne les publics-cibles des différents événements, le principe conducteur est la formation des jeunes, constructeurs de l’avenir, et l’écoute des anciens, détenteurs de la mémoire humaine. Du fait que les fondateurs/fondatrices du réseau ont tous plus de quarante ans et que la définition de l’avenir incombe aux jeunes – dans les choix qu’ils pourront faire en fonction de l’héritage que nous leur laisserons – ces derniers sont une priorité. La participation de sages aîné(e)s comme ceux que nous avons cités, notamment Henryane de Chaponay, Danielle Mitterrand, Stéphane Hessel, Edgar Morin, Albert Jaquard, Ali Ashgar Engineer[6], Chico Whitaker, nous rend particulièrement attentifs à leur contribution.
La pluralité des opinions elle aussi ressortit à la recherche de la diversité en tant que richesse, où le désaccord devient une tribune permettant d’approfondir le débat. Le propos du fondateur des Dialogues de Paris, Ryadh Sallem, cité plus bas, amplifie cette démarche en nous invitant à sortir du manichéisme, de la division du monde entre le bien et le mal et en nous incitant à intégrer même ce qui nous apparaît généralement comme néfaste :
[…] la douleur, la peur et la violence font partie intégrante de la vie […]. Il nous faut apprendre non pas à isoler les énergies violentes et destructrices, mais à les transformer en énergies positives et créatrices. Transformer les injustices en les utilisant pour consolider la voie de la justice. Il est important d’apprendre à intégrer la douleur physique et mentale. Aujourd’hui certains jeunes ne comprennent pas qu’il est impossible de vivre sans souffrir, ils préfèrent mourir plutôt que d’affronter la douleur et l’injustice.
Cette conception de la diversité nous aide à évoluer.
Principe du réseau
Le «principe du réseau» comporte différents aspects: l’interdépendance de tous les êtres dans la toile de la vie, la notion que tout est lié, que la recherche de la transformation de l’ensemble dépend de l’évolution de chacun(e), ainsi que l’idée courante que «l’union fait la force». Ce principe du réseau rappelle la façon dont les cellules imaginales du papillon s’articulent pour réaliser la métamorphose de la chenille sur un mode à la fois autonome et interdépendant. Le réseau aussi est une trame de nœuds où tous sont importants et ont de nombreuses connexions.
Selon ce principe, chaque noyau du réseau international doit s’articuler avec d’autres initiatives locales en vue d’une consolidation mutuelle, sans jamais prétendre à l’hégémonie. On considère que la construction d’une société civile mondiale forte et structurée nécessite un enracinement solide des collectifs locaux dans tous les pays membres du réseau. Le noyau coordonnateur du réseau, pour sa part, se nourrit des nœuds qui le composent en constituant un autre point ressource au service de l’ensemble, sans absorber l’énergie ni le pouvoir des autres, mais au contraire en étant le moteur de l’évolution du réseau.
Puisqu’il s’agit d’un réseau de dimension internationale, l’un des principes de son organisation est l’hébergement solidaire et la mise en place progressive de la traduction simultanée en plusieurs langues grâce à la solidarité des participants bilingues et multilingues lors des rencontres. Ainsi le réseau s’autofinance partiellement, chacun prenant en charge ses déplacements quand aucun financement n’est possible, sachant que les dépenses sur place seront réduites du fait de la solidarité et que les désagréments du voyage seront compensés par un accueil chaleureux à l’arrivée.
Une association et un conseil international
Le réseau des Dialogues a créé son Conseil international en juillet 2013. Celui-ci est lié à l’association Dialogues en humanité de Lyon dont le but est de contribuer à pérenniser les objectifs, les principes et les activités des rencontres de juillet à Lyon. Le conseil joue le rôle d’ambassade, chargée de la promotion de Dialogues partout où cela est possible, pour donner envie aux jeunes générations et aux acteurs des territoires de développer leur propre pouvoir d’agir. La création du Conseil, en plus du collectif local d’animation de l’association, a été nécessaire pour refléter le caractère international du réseau et lui donner cette dimension[7].
Il est intéressant d’observer combien les principes énoncés dans les statuts de la seule association «officielle» liée au réseau, qui reste informel, sont proches de l’idéal du réseau Dialogues en humanité : stimuler l’écoute, la bienveillance et la liberté de proposition ; respecter autrui et soi-même ; s’autoriser à rêver, à espérer et à imaginer ; se donner l’occasion de s’indigner, sans cultiver la colère ; accueillir l’autre avec un esprit ouvert, sans l’étiqueter ; accepter d’apprécier le monde au-delà de l’approche purement rationnelle ; apprendre à recourir à d’autres formes d’intelligence (corporelle, affective, artistique…) ; dialoguer et co-créer : jouir pleinement de la vie !
Le Conseil international, auquel peuvent se joindre les autres membres du réseau qui le souhaitent, en parfaite égalité de conditions de participation, se réunit tous les premiers dimanches du mois pour une téléconférence de travail. Celle-ci a pour objectif, d’une part d’approfondir les relations et les actions de coopération entre les membres du réseau, d’autre part d’élargir le champ de son action et le nombre de ses partenaires en recherchant des synergies avec d’autres réseaux et des personnes désireuses de créer de nouveaux Dialogues en humanité sur leur territoire/lieu de vie. Les discussions montrent que nous devons être attentifs à deux dimensions et à trois échelles de notre action : la dimension temps, en cherchant à agir sur le court, le moyen et le long terme, et la dimension espace, en intégrant à l’action et à la réflexion ce qui a lieu à l’échelle locale, nationale et mondiale.
La gouvernance au sein du Conseil est semblable à celle pratiquée lors des autres manifestations du réseau : les participants sont présents parce qu’ils le souhaitent, sans la moindre contrainte, pour le plaisir de participer. Une proposition générale de discussion/d’actions est faite par l’un(e) des membres, mais le champ du débat reste très ouvert, car la dynamique varie selon les personnes présentes, et le thème central peut évoluer en fonction des circonstances. Bienveillance et écoute mutuelle créent une atmosphère favorable à la coopération dans la construction de la pensée ; de ce fait, les participants se réfèrent souvent à la parole des autres pour élaborer leur raisonnement.
Il arrive que ce processus se heurte à des difficultés, particulièrement d’ordre technique et liées au fait que la majorité des participants font pour la première fois l’expérience de ce type de dynamique. La langue de travail pendant la rencontre étant essentiellement le français, ceci exclut pour l’instant la participation des non-francophones. S’y ajoute le fait qu’il s’agit de réunions entre personnes pouvant se trouver sur quatre continents différents, chacune chez elle, dans son pays, son fuseau horaire et sa saison. Afin d’être à l’unisson, les participants recourent parfois à une visualisation créative, une sorte de méditation où, par exemple, ils s’imaginent tous ensemble dans un cadre beau et propice. On se relie ainsi à partir d’un lieu, d’une image, d’une courte narration. Puis la réunion peut commencer. Cette étape préliminaire contribue grandement à la communication dans des conditions techniques parfois difficiles.
La rencontre annuelle de Lyon, de par son importance, est un moment privilégié où se retrouvent les organisateurs des événements du réseau dans les autres pays et les autres villes de France. Les animateur-trice-s du réseau essaient aussi de se réunir, en dehors des événements qui demandent un travail et une attention particulièrement intenses. Il peut s’agir de visites privées, de plus en plus fréquentes, ou de séjours en commun pendant deux ou trois jours, de préférence au cœur de la nature. Ces moments nourrissent l’amitié qui, à son tour, favorise la confiance, bénéfique pour le développement du réseau. Dans cet esprit, les membres qui le peuvent se retrouvent chaque année pour un séminaired’approfondissement autofinancé dans les Alpes. On y pourvoit aux nécessités du corps et de l’âme au cours de longues promenades, en fixant des temps de bilan-perspectives entre les repas confectionnés et pris en commun. Durant ces réunions, la disposition en cercle favorise l’égalité, et la circulation de la parole est un principe, le groupe se chargeant de veiller à ce que personne ne la monopolise. C’est dans ce cadre que fut rédigée la Charte des Dialogues précédemment évoquée.
L’existence d’un réseau comme celui des Dialogues en humanité reflète un processus certainement pratiqué dans d’innombrables autres collectifs de par le monde qui, en ce moment même, naissent ou se constituent en réseaux à la recherche de nouvelles façons d’être, sans hiérarchie et mettant en cohérence la pensée, la parole et l’action. Il ne fait aucun doute que par ce processus les actions de chacun des «nœuds» du réseau se renforcent mutuellement, en créant des contacts entre des personnes qui croient en l’émergence d’un avenir meilleur, se sentent parties prenantes de sa construction et apportent à la mise en œuvre de la «politique de l’amitié» la joie de la convivialité.
Selon la théorie des champs morphiques de Sheldrake, de la synchronicité de Jung, de la psychologie transpersonnelle de Stanislav Grof notamment, ces expériences ont une influence sur les évolutions planétaires en cours tout comme les milliers (millions) d’expériences en cours sur la planète nourrissent notre action de façon inconsciente. Cette représentation de l’évolution planétaire reste encore à explorer mais l’intuition que quelque chose de cet ordre se déploie actuellement sur la planète permet de nous relier en conscience aux évolutions en cours. Les écueils inhérents à ce processus, au niveau international, se manifestent principalement dans les problèmes techniques et linguistiques, mais ils sont vécus dans la créativité et la coopération. Il n’est pas possible à l’heure actuelle d’envisager les «nouveaux» problèmes car nous sommes encore trop pris par les «anciens» décrits dans le chapitre deux. Sans doute le fait de remédier au manque de lien avec les mouvements traditionnels de la société civile est-il une dimension à développer davantage, sachant combien elle est importante et nécessaire dans le monde actuel.
Les expériences réalisées par les citoyens engagés dans ces réseaux de nouveaux collectifs sont une sorte de transition : ce sont des collectifs nouveaux initiés par des personnes formées aux anciens modèles d’organisation citoyenne ou par des jeunes qui tentent d’innover en s’affranchissant davantage, mais sont néanmoins influencés par des institutions qui étaient importantes pour leurs aînés : partis politiques, syndicats, associations et institutions diverses. L’attitude positivede ceux qui s’engagent dans cette transition se conforte dans les réseaux : la confiance s’installe, de nouvelles idées se font jour, des alliances se construisent, les uns s’appuyant sur l’exemple des autres. Comme ne cesse de le répéter Edgar Morin dans ses écrits et ses interviews : il ne suffit pas de dénoncer le monde tel qu’il est et de dire qu’il est urgent d’opérer une métamorphose, il nous faut proposer et mettre en pratique des idées nouvelles pour nourrir nos espoirs. Ou, comme Paulo Freire l’a dit tant de fois: pour changer le monde, il faut dénoncer la situation déshumanisante et annoncer notre victoire sur elle par des pratiques concrètes. Nous essayons d’être l’une de ces pratiques concrètes.
[1] Nous avions envisagé d’étudier d’autres expériences, comme le Forum social mondial, événement de grande envergure et solidement établi, les Colibris en France ou encore le réseau Fora do Eixo (‘hors de l’axe’), créé au Brésil et qui a essaimé dans toute l’Amérique Latine. Mais le fait que le FSM, de par son importance, exigerait un travail de longue haleine, et la dimension exclusivement nationale/continentale des deux autres expériences nous ont contraints à nous cantonner à un réseau que nous connaissons mieux et qui porte des éléments de ce futur en train d’émerger à cet instant même partout dans le monde.
[2] Henryane de Chaponay : militante internationale née en 1924 ; a participé à divers mouvements d’émancipation dans le monde, dont l’indépendance du Maroc et la lutte contre les dictatures en Amérique Latine, ainsi qu’à la création du Forum Social Mondial.
[7] Les animateurs du Conseil sont : Geneviève Ancel (Lyon, France), Patrick Viveret (Paris, France), Siddhartha (Bangalore, Inde) et Débora Nunes (Salvador Brésil)